La source

Plume et encre

29 x 42 cm

2017

Timothy O'Sullivan, Lake in Conerjos Canon, Colorado, 1874

 

Bernd & Hilla Becher, Knutange, Loraine, 1971


Le lieu clos par excellence est la prairie ombreuse, baignée et éclairée d'une source pure, où Narcisse s'est retiré et (déjà) perdu, avant de sombrer dans la contemplation de sa propre image. Ovide décrit un coin de nature parfaitement « sauvage » (inhabité), oublié des cartes, intouchés, vierge de tout contact, soustrait aux phénomènes, abstrait du monde : « Il était une source limpide aux eaux brillantes et argentées, que ni les bergers, ni les chèvres qu'ils paissent sur la montagne, ni nul autre bétail n'avait jamais approchée, que n'avait troublée nul oiseau, nulle bête sauvage, nul rameau tombé d'un arbre. Elle était entourée de gazon qu'entretenait la proximité de l'eau : et la forêt empêchait le soleil de jamais réchauffer les lieux. » Ce coin de fraîcheur immaculé, hors du temps, protégé des atteintes du soleil, est le lieu idéal d'une ressemblance purement visuelle, parfaitement statique, sans commune mesure avec le monde des choses sensibles, tactiles, sujettes au mouvement et à la corruption. Ce lieu hors du temps est aussi hors de l'espace, il est un non-lieu. «C'est là, poursuit Ovide, que l'enfant, fatigué par l'ardeur de la chasse et par la chaleur, vint s'étendre, attiré par l'aspect du lieu et par la source. Mais, tandis qu'il tente d'apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui. Pendant qu'il boit, séduit par l'image de sa beauté qu'il aperçoit, il s'éprend d'un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n'est qu'une ombre. Il reste en extase devant lui-même, et, sans bouger, le visage fixe, absorbé dans ce spectacle, il semble une statue faite de marbre de Paros. »

 

Jean-François Chevrier, Des territoires, L'Arachnéen, 2011, p.77-78.